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Cette page n'existerait pas sans le concours de Monsieur Pedro LOPES, l'Association Henri Rousseau et de son président Claude Henri ROUSSEAU. Qu'ils en soient chaleureusement remerciés. Ils ont fourni l'intégralité du texte biographique ainsi que les illustrations qui l'accompagnent.
Si vous souhaitez plus d'informations sur l'association, si vous avez des œuvres ou connaissez des personnes, des musées ou galeries susceptibles d'en posséder ou tout simplement pour mieux la connaître, vous pouvez les contacter à l'adresse suivante : 28 Bld des Arceaux - 34000 Montpellier. En guise de bienvenue, l'association vous enverra un exemplaire de son bulletin.
Henri Rousseau a grandi, a travaillé et a disparu sous le signe de la lumière. C'est au Caire, en Egypte, qu'il a vu le jour le 17 décembre 1875; c'est en Provence et au Maghreb que, durant un tiers de siècle, il a le mieux exprimé son tempérament; c'est enfin par une lumineuse journée que, le 28 mars 1933, ses amis l'ont accompagné au cimetière d'Aix-en-Provence.
Un enfant au Caire.Sa première demeure, vaste et confortable, se trouvait donc au Caire. C'était celle de son père Léon Rousseau Pacha, né en 1840, polytechnicien, ingénieur des Ponts et Chaussées, engagé neuf ans plus tôt par Ferdinand de Lesseps pour creuser un tronçon du Canal de Suez. Léon a si bien réussi qu'après l'inauguration il a été engagé par le vice-roi d'Egypte, Ismail Pacha, comme directeur puis secrétaire d'état aux travaux publics. Brillant organisateur, personnalité affirmée, agnostique, soucieux du renom de la France, il est homme de devoir et fonctionnaire loyal. Selon la règle de l'administration ottomane il porte le fez, la redingote noire et un sabre d'honneur. |
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La maison et les domestiques sont menés par la compagne de Léon Rousseau, Marie-Angéle Dona, trente ans, d'origine italienne. Elle va mettre au monde neuf enfants dont trois ne survivront que quelques semaines aux rigueurs du climat.
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Henri est l'aîné. Dés qu'il est en âge de se jucher sur une selle on lui fait cadeau d'un âne blanc puis d'un poney avec lequel il se promène dans les rues tortueuses et grouillantes du Caire, souvenir qu'il évoquera plus tard avec enthousiasme. S'y mêlent les odeurs du souk, les rumeurs de la ville, les images des felouques sur le Nil ou de la lumière du soir sur les ruines. D'abord son père s'occupe de son instruction puis, à sept ans, Il l'inscrit à l'école allemande du Caire. Il navigue aussi, par la force des choses mais avec un vif intérêt, entre Alexandrie et les ports de la Méditerranée occidentale. En 1881 - il a six ans - une insurrection pousse Marle-Angéle à se mettre à l'abri en France avec ses trois premiers enfants durant quelques mois. Henri découvre sa patrie, à Marseille. En 1883, c'est une épidémie de choléra qui les oblige à prendre à nouveau la mer mais cette fois vers Gènes. Inspiré par ces aventures, le gamin dessine sur ses carnets des navires, des soldats et des batailles. Enfin en 1884, Henri - qui a neuf ans - et toute sa famille quittent définitivement l'Egypte. Rousseau Pacha a été remercié, avec une pension confortable, et remplacé par un officier britannique. |
Les Rousseau commencent par s'installer à Cannes puis choisissent Versailles où ils s'établissent en 1885. Cette année là, peu avant d'avoir dix ans, Henri rentre à l'école Saint-Jean, établissement catholique tenu par les Eudistes. Il y restera jusqu'au bac, ayant comme condisciples Pierre Ravanne, qui deviendra son meilleur ami puis son beau-frère, et Ambroise Rendu qu'il retrouvera beaucoup plus tard à Toulouse et au fils duquel il mariera l'une de ses filles.
Henri est travailleur. Aux cours ordinaires, il ajoute des leçons particulières d'allemand, de piano, de gymnastique, d'équitation et d'escrime. Le petit cairote, qui a déjà pas mal bourlingué, se pose : il apprend la discipline, la réflexion, la composition. Il passe le baccalauréat de mathématique élémentaire avec mention assez bien et, répondant aux vécus de son père, entre en mathématique supérieure au lycée Hoche, en 1893. Objectif Polytechnique ou une grande école.
En réalité Henri rêve de tout autre chose, Depuis des années, à la maison comme au collège, il parsème de croquis les marges de ses cahiers et de ses manuels. Ses camarades et ses professeurs n'ont pas manqué de s'en apercevoir. Il a le trait précis, assuré et volontiers incisif. Il serait un bon dessinateur humoristique voire un caricaturiste. Durant l'été 1894 l'un des prêtres de Saint-Jean l'emmène en Bretagne d'où le jeune homme rapporte un album bourré de croquis : des portraits cocasses, des scènes de marché, des paysages. Il a même brossé une huile de 30 x 40 cm : une plage. Ce n'est pas la première : l'année précédente, il s'était essayé sur un « Paysage de rochers ». Bref, il a la vocation et parle de préparer les beaux-arts. |
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Rousseau Pacha, son père, va prendre l'avis de l'artiste qu'il connaît le mieux, Jean-Léon Gérôme, renommé comme peintre d'histoire et orientaliste. Il l'a reçu jadis, en Egypte, et l'a escorté au Mont Sinaï. Le maître a soixante-dix ans et mène son atelier d'une main de fer. Rousseau lui montre les dessins et les deux toiles de son fils. Accepté. En octobre 1894 Henri rentre chez Gérôme d'abord pour préparer le concours d'entrée aux Beaux-Arts puis, l'année suivante, comme élève de l'école. Après la férule des eudistes le voilà sous l'autorité d'un maître vieillissant, parangon de l'académisme, intransigeant sur l'apprentissage des techniques et maniaque sur l'exactitude des détails d'une toile. Le tout sous l'oeil sévère d'un père qu'une retraite prématurée a rendu un peu amer, terriblement pointilleux, mais qui se passionne toujours pour le monde arabe. |
Autour d'Henri ne règne guère la fantaisie. Dans la vaste demeure que Rousseau Pacha a fait bâtir à Versailles les enfants se préparent à des destins ultra classiques. Parmi les soeurs d'Henri, Louise va épouser un officier, Marguerite un médecin versaillais, Marie le futur général Petit. Chez les frères, Georges guigne Saint-Cyr et Léon une école de commerce. Détail qui caractérise cette famille bourgeoise : parmi les six fils et gendres de Rousseau Pacha quatre recevront, à son exemple, la Légion d'honneur !
Entre 1894 et 1900 Henri, qui réside toujours chez ses parents, fait sagement son service militaire et brillamment ses cinq ans d'apprentissage aux Beaux-Arts. Il y obtient une demi-douzaine de médailles, de mentions et de prix. En 1899, il présente au Salon des artistes français une toile édifiante : Christ guérissant les aveugles. Mention honorable. Parallèlement le curé de l'église Saint-Jean de Montmartre, place des Abbesses, lui fait exécuter plusieurs toiles et fresques religieuses pour orner l'édifice dont l'architecte a subi l'influence orientaliste.
En 1900, il décroche le « Premier second grand prix de Rome » avec une couvre moralisatrice qui est acquise 1200 francs par l'État : Spartiate montrant à ses fils un ilote ivre pour les écarter de l'ivrognerie. Cette même année il expose au Salon encore un toile pieuse : La Prière. L'oeuvre, représentant des capucins récitant le Pater, est achetée 1500 francs par l'État pour le musée d'Amiens. Elle lui vaut à la fois une médaille et une bourse de voyage de 4000 francs. Le sage, le conformiste, le très chrétien Henri Rousseau n'est pas seulement conforté par ces honneurs, il est aussi gratifié par les sommes qui les accompagnent. Elles lui permettent - à vingt-cinq ans - de se passer de l'aide de son père.
En cette année 1900, Paris accueille l'Exposition Universelle. L'Impressionnisme a déjà un quart de siècle. Certains de ses maîtres comme Manet et Sisley ont disparu, les autres vieillissent. Renoir et Monet sont sexagénaires, Pissaro septuagénaire. On passe au néo-impressionnisme ou pointillisme avec Seurat (décédé depuis neuf ans) et Signac. Cézanne, toujours à l'avant-garde mais toujours ignoré des officiels, a soixante et un ans et Gauguin, quinquagénaire, est à Tahiti.
Henri, lui, profite de sa bourse pour faire une sorte de voyage initiatique. En compagnie d'un camarade d'atelier le voilà parti pour la Flandre où il visite Ypres, Bruges, Gand, Anvers. De là il passe en Hollande : Dordrecht, Amsterdam, le Zuiderzee, La Haye. Retour par Bruxelles, Louvain, Malines et Bruges, à nouveau. Il passe des heures dans les musées à contempler les chefs-d'œuvre des grands ancêtres. Dans ses lettres il parle avec émotion de Memling, Van Eyck, Rubens, Frans Hals, Ruysdael, jan Steen, Rembrandt. Mais aussi il flâne et il travaille (une douzaine d'études et de portraits). Trois mois durant lesquels son guide invisible n'est autre qu'Eugéne Fromentin qui, vingt-cinq ans plus tôt, avait accompli ce périple et l'avait relaté dans Les Maîtres d'autrefois. Ce peintre-écrivain, qu'il n'a pas connu mais qu'il a lu à fond et dont il connaît les toiles, restera son vrai maître jusqu'à la fin. Il l'admire, le cite, le paraphrase et même, à l'occasion, le pille pour nourrir ses conférences. |
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C'est en se remémorant Un été dans le Sahara et Une année dans le Sahel qu'Henri continue son voyage, en janvier 1901. Il descend la vallée du Rhône qu'il redécouvre par la vitre du train, passe à Marseille et, dédaignant l'Italie où il aurait maintes raisons artistiques et familiales de se rendre, s'embarque pour la Tunisie. Il est vrai que son grand-père avait été consul de France à Sfax, que son père y est né et que l'une de ses tantes y a fait souche.
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Il est tellement séduit qu'il y reste cinq mois, parcourant le pays en tout sens, en train, en patache, à cheval et à dos de mulet, bravant la chaleur, le sirocco et la poussière. Ebloui par les souks, les patios, les oliveraies, les jeunes bédouines, les bergers et les hommes à cheval dans les grands espaces il brosse des huiles rapides sur de petits panneaux de bois dont il tirera plus tard, à Paris, une demi-douzaine de toiles. Sur place il expose au Salon de Tunis un Cavalier arabe et une Femme arabe qui lui valent une médaille d'argent et une décoration : le Nichan Iftikar. |
Infatigable, Rousseau passe en Algérie où, malgré une chaleur d'enfer, il visite Bone, Philippeville, Constantine, Sétif, Alger et Oran. De ce port un bateau le conduit à Carthagéne, en Espagne, où durant un mois encore il traverse Murcie, Grenade, Séville, Cordoue, Madrid, Tolède, Avila et Burgos. Mais son rêve s'est évanoui au passage de la frontière tunisienne. Il est déçu par l'Espagne, Goya et les corridas, enthousiasmé par Vélasquez, Zurbaràn et Murillo, ainsi que par les italiens du Prado : Titien, le Tintoret, Raphaël et Véronèse. Après ce formidable tour d'Europe de dix mois il revient à Versailles à la fin de juillet 1901, sans doute recru de fatigue mais avec des images de désert et d'oasis plein la tête.
Peu de mois après, le 22 avril 1902, Henri Rousseau épouse Alice Ravanne, d'une année plus âgée que lui fille d'un honorable juriste qui partage sa vie entre Versailles et Cannes. Il emmène la jeune femme en voyage de noce en Italie non sans passer par le Béarn et Aigues-Mortes. Puis il l'installe à Versailles. En moins de dix ans naissent sept enfants Marie-Thérése en 1903, François en 1904, les jumeaux Pierre et Philippe en 1905, Jacqueline en 1907, Jean en 1910, Monique en 1912.
Avec cette marmaille et les nourrices on passe les vacances en Bretagne, ou prés de Saint-Germain-en-Laye, chez les beaux-parents, ou encore à Saint-André-de-l'Eure, chez le beau-frère et ami Pierre Ravanne qui y dirige une grande exploitation agricole. Pour aller sur le motif il faut se contenter, le plus souvent, des horizons de l'Ile-de-France, de la Picardie, de la Normandie et, plus rarement, de la Bretagne.
De 1902 à 1913, Henri Rousseau vit ce qu'on pourrait appeler sa période versaillaise. Il a prudemment loué un atelier dans la Villa des Arts, une pittoresque cité aujourd'hui inscrite à l'inventaire des monuments historiques - qui abrite une trentaine de peintres et de sculpteurs, entre l'avenue de Clichy et le cimetière de Montmartre. Cézanne, Signac, Marcoussis, Eugéne Carriére y ont en leur atelier et l'Association des paysagistes français son siège.
Rousseau y vient tous les jours par le train. Il ramène de ses balades - c'est un marcheur de fond - des esquisses souvent assorties d'annotation puis, au calme, il compose des toiles (335 environ selon son catalogue). Les premiers dessins rehaussés à l'aquarelle ou à la gouache, technique dans laquelle il excellera, n'apparaissent que vers 1910.
Il réalise aussi nombre d'illustrations (plus de 250 pour cette période), prépare les décorations murales qu'on lui commande (une vingtaine notamment pour des hôtels particuliers et pour l'hôtel Chatham, prés de l'Opéra). Comme gagne-pain il restaure des toiles de maîtres (220 environ). Chardin, Fromentin, Daubigny, Corot, Ziem, Théodore Rousseau, Troyon lui passent entre les mains.
Durant cette période prés des deux-tiers des huiles et dessins rehaussés sont inspirés par des personnages, des scènes, des animaux ou des paysages « français ». Ce sont des scènes d'intérieur représentant souvent sa propre famille, des campagnes paisibles, de grands boeufs de labour, des chevaux de trait, des chiens, des bergers et des troupeaux de brebis paissant dans les chaumes.
Vers 1910 cette production devient dominante. Certains critiques le placent au premier rang des successeurs de Constant Troyon (1810-1865). Ce peintre s'était fait connaître par ses paysages du Berry, du Limousin, de Bretagne et du massif de Fontainebleau, mais surtout par ses vaches devenues un motif de prédilection. |
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Plusieurs parenthèses toutefois durant cette période versaillaise et passablement conventionnelle. Dés 1905, Henri fait une escapade d'un mois dans les Aurés, en Algérie. L'année suivante le voilà à Venise, puis à nouveau, brièvement, en excursion à Tlemcen. En 1908, pendant que sa femme et ses cinq premiers enfants prennent l'air en Normandie, il chevauche durant six semaines dans le Constantinois. En mai 1911, il s'accorde dix jours à Tunis et l'année d'après un de ses collègues l'entraîne en Camargue qu'il découvre avec émerveillement. Henri Rousseau reste un peintre voyageur. Grâce à ces déplacements sa production compte tout de même, de 1902 à 1913, un bon tiers d'oeuvres orientalistes et quelques toiles « Vénitiennes ».
Août 1914 : mobilisation générale. Rousseau part dans la territoriale mais, en raison de ses quarante ans et de ses sept enfants, il est rendu à la vie civile dès février 1915. Arrêt total des voyages, disparition du marché, absence de Salon en 1915, 1916 et 1917, baisse de la production (-20%), diminution vertigineuse des ressources (-73%), tels sont les effets de la guerre.
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Un artiste peint pour des tombolas, offre une Pêche miraculeuse à une chapelle de Noirmoutier, restaure les toiles de la cathédrale d'Embrun, exécute quelques restaurations privées et réalise des Illustrations souvent patriotiques pour des revues et des livres. |
Voilà la raison principale du déménagement d'Henri Rousseau à Aix-en-Provence, en septembre 1919. Il a acheté à la sortie sud de la ville, prés du champ de manoeuvres (à deux pas de la route Cézanne) une maison de dix-neuf pièces entourée d'un jardin. Elle est baptisée le Mas. Le peintre l'a surélevée d'un atelier. Il est désormais à une heure de tram du port de Marseille, à proximité de la Camargue et à quelques quarts d'heure de vélo des villages provençaux. À compter de cette date on ne trouve plus dans son catalogue une seule oeuvre inspirée par le Nord.
La santé de sa fille aînée mais aussi l'attrait du Midi l'ont incité à prendre cette grave décision qui le coupe de ses amis et du marché parisien. Rien ne le retenait plus à Versailles : ses parents sont décédés, ses beaux-parents passent le plus clair de leur temps à Cannes, son frère Georges est en poste au Maroc, ses soeurs Louise et Marie vivent au gré des garnisons de leurs époux. |
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Physiquement Rousseau est un homme mince, en excellente santé, solide, rustique, capable de marcher, de pédaler ou de rester en selle de très longues heures. Son visage est aquilin et austère. Il adore la campagne même la plus désertique, apprécie peu la montagne qui manque d'horizon, n'a guère d'émotion devant la mer et se méfie des villes.
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Il est toujours prêt à partir pour une promenade, une excursion ou un périple au long cours. Ses proches le décrivent comme franc (souvent à l'excès), ordonné, précis mais nerveux. Il est modeste plutôt timide, pudique, peu liant et volontiers taciturne en public. Scrupuleux, exigeant avec lui-même comme avec les autres, il lui arrive de gratter une toile presque terminée parce qu'il la juge insuffisante. |
Lecteur assidu, annotant ses livres, adorant la musique classique, sifflotant les airs du répertoire italien, il est aussi, depuis longtemps, un excellent dessinateur. C'est un catholique fervent et même dévot qui jeune les jours prescrits et s'implique dans les oeuvres charitables. Mais il est encore plus fidèle à ses options politiques. Alors que son père était plutôt voltairien, lui est un inconditionnel de Charles Maurras et donc un militant de l'action française. Henri Rousseau cultive quatre passions : la peinture, la famille, la religion et la politique.
En peinture il admire le talent de Maurice Denis, de Gauguin et de Cézanne bien qu'il les juge «incomplets ». Mais son style à lui reste imperturbablement classique. En 1920, il y a déjà treize ans que Picasso a fait scandale avec Les Demoiselles d'Avignon, oeuvre fondatrice du cubisme. À présent il a atteint la notoriété, comme son ami et condisciple Braque. Il y a aussi une dizaine d'années que Kandinsky, devenu depuis professeur à Moscou, a peint la première aquarelle abstraite. Matisse est considéré comme le chef de file du fauvisme depuis quinze ans et, à Moscou, on parle du constructivisme. Déjà le surréalisme pointe son nez et bientôt Dali va, à son tour, scandaliser la critique.
Un Orientalisme lui-même a ses jeunes « Turcs ». Ils se nomment Matisse qui travaillait à Biskra en 1906 pendant que Rousseau en faisait autant à Tlemcen - Klee et Macke qui se trouvaient à Tunis en 1914. Henri Rousseau reste comme indifférent à tous ces mouvements ou bien s'en montre irrité. Il est classique de formation, soucieux de la forme et hostile au tapage.
Toutefois, à la fin de sa vie, il tendra à abandonner le trait pour privilégier la couleur et même la tache de couleur.
NotableA Aix, ville d'universitaires et d'artistes alors fort conservatrice, il devient assez vite un personnage de la vie locale et progressivement un notable. Il a involontairement préparé le terrain en présentant des toiles camarguaises aux salons de 1914 Coup de vent en Camargue, de 1918 Inondation en Camargue et de 1919 Manade de chevaux. Vient ensuite, de Paris, la consécration officielle : en 1924, Henri Rousseau est fait chevalier de la Légion d'honneur au titre des Beaux-Arts. Conséquence : l'Académie d'Aix le reçoit en son sein et, à la demande de la municipalité, il entre pour cinq ans à la commission de surveillance du musée d'Aix et de l'école de dessin. En 1926, Marseille l'invite à participer au premier Salon des artistes de Provence. En 1930, le voilà président de la Société des amis des arts et membre du jury de deux écoles des beaux-arts : celle d'Aix et celle de Marseille. En 1932, l'Académie d'Aix le porte à sa vice-présidence. |
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En réalité l'essentiel des ventes de l'artiste est constitué, pendant la période provençale, par des dessins rehaussés et des toiles orientalistes. Des centaines, aux sujets souvent répétitifs tant elles sont appréciées. Presque centenaire (le voyage de Delacroix au Maroc date de 1832) l'Orientalisme a jeté ses feux les plus étonnants. D'une immense cohorte qui a compté des milliers d'artistes européens Rousseau forme l'arrière-garde. Mais son authenticité et son talent trouvent un écho dans l'exaltation impériale qui culmine avec les expositions coloniales : celle de Marseille en 1922 et celle de Paris, la grande, en 1931. |
Par tempérament Rousseau se méfie du pittoresque et de l'imaginaire. Ses sujets favoris sont les cavaliers nomades des hauts-plateaux. Il les peint en déplacement, se rendant au marché, chassant au faucon ou partant en expédition guerrière. À peine quelques fantasias mais davantage de caïds en tenue de fête, de bourricots et de portes fortifiées. En tout cas jamais de harems, inaccessibles aux occidentaux et, par conséquent, nés dans la seule imagination de ceux qui ont joué sur le fantasme de l'érotisme oriental. |
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Peu après son installation à Aix, Henri renoue donc avec la tradition des voyages outre mer. Après avoir fréquenté la Tunisie en 1901, 1902 et 1911, l'Algérie en 1901, 1905, 1906, et 1908 il s'embarque pour Oran en mars 1920. En Algérie il visite Tlemcen, puis passe au Maroc, à Oujda et Berkane, où son frère l'accueille. Pour se rendre de Taza à Fez sa voiture est obligée de s'insérer dans un convoi encadré d'auto-mitrailleuses car la guerre du Rif bat son plein. De Fez il gagne Rabat et Casablanca où il s'embarque pour le retour. Quarante jours d'aventures qu'illustre une riche provende de croquis et d'études.
Quatre ans plus tard, à l'automne cette fois, il fait à peu près le même périple marocain en y ajoutant Meknés. Cinquante cinq jours d'immersion dans le monde arabe : « À la fin d'un voyage, écrit-il, on est plus désorienté que jamais. On souhaite le calme d'un atelier pour mettre de l'ordre dans les souvenirs. Je ferme les yeux ... » Résultat : en 1927, la galerie Georges Petit organise une exposition à Paris et peut présenter 87 oeuvres, pour la plupart orientalistes.
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Dès l'année suivante Rousseau repart au Maroc et descend pour la première fois jusqu'à Marrakech. Il en rapporte de quoi exposer, quelques mois plus tard, une trentaine de toiles à Bruxelles. Il réitère en 1930 et 1932 (trois mois en tout) et obtient l'autorisation d'aller travailler sur les pitons du Moyen-Atlas au milieu des colonnes qui réduisent les dernières poches de dissidence berbère. Au summum de sa technique l'artiste donne le meilleur de lui-même et fixe un monde qui s'efface. Déja à Marrakech les touristes affluent. Voici ce que Rousseau confie à son carnet de notes : «je crois que j'ai été attiré en Afrique par la vie simple et sans grands besoins de ces buveurs d'air qui empruntent une part de leur sagesse aux vastes espaces... Une beauté se dégage de ces hommes qui circulent lentement sur des bêtes de somme. Quand ce sont des Arabes, quel port de grand seigneur ! Quelle race malgré les haillons! Qu'en restera-t-il dans un avenir utilitaire qui leur interdit même le droit à la transhumance ancestrale ?» |
Rousseau est tellement familier du Maroc maintenant qu'on lui demande de portraiturer Lyautey, à cheval, à la tête de son état-major. Il s'exécute... en s'inspirant de photographies. Il prépare un nouveau voyage au cours duquel , espère-t-il, il fera le portrait du Sultan lui-même. Mais en mars 1933, à la suite d'un refroidissement, une pneumonie grippale emporte en dix jours cet homme de cinquante-huit ans qui n'avait jamais été malade.
Coïncidence, sa période provençale venait de s'achever et une autre période, qu'on aurait pu appeler « toulousaine », commençait. Deux de ses fils sont prêtres, un autre agriculteur en Camargue, le quatrième magistrat en Afrique noire. Restent deux filles, Jacqueline et Monique, qui ont épousé des Toulousains : Ambroise Rendu et Jehan de Chassy. Pour Henri et Alice pourquoi rester au Mas, devenu beaucoup trop grand ?
Les affaires non plus ne marchaient plus comme autrefois. La galerie parisienne Georges Petit a fait faillite et les galeries méridionales auxquelles Rousseau a fait appel ne parvenaient pas à rendre le même service. La crise économique est là. Les ventes de tableaux avaient diminué de moitié depuis 1930.
Rousseau était en train de déménager à Toulouse pour se rapprocher de ses petits-enfants. Il avait acheté une villa, rue Montplaisir et, comme à l'accoutumé, fait construire un atelier. Une nouvelle vie allait débuter, sous un autre ciel, avec des occupations différentes et peut être d'autres sujets. Henri Rousseau allait cultiver l'art d'être grand-père (il avait déjà trois petits-fils et une petite-fille ; Alice totalisera plus tard vingt quatre petits-enfants) et revenir sans doute au portrait, genre dans lequel il excellait.
La mort a brisé ces perspectives. La villa toulousaine recevra la masse des dessins, croquis, études et toiles inachevées (un millier d'oeuvres diverses) qui forment désormais le fonds d'atelier. Mais aussi les chevalets, les tubes à demi écrasés, les vernis odorants, les objets orientaux, bref le souvenir très prégnant du peintre au travail. Seule la tombe reste à Aix-en-Provence. Avec les amis et les souvenirs d'une « belle époque »...
Marc Ambroise-Rendu
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